Le présent texte est également disponible au format PDF pour pouvoir être imprimé facilement.


  Cliquez ici pour télécharger le fichier au format PDF.

Retour au blog de S.M.C.J.

Retour au blog de S.M.C.J.

 

De la possibilité de vivre ensemble.

Sébastien Cosson, facteur d'orgues.



« Je ne suis pas d'accord avec votre opinion,
mais je suis prêt à mourir pour que vous puissiez l'exprimer
 »

Citation apocryphe que l'on attribue souvent à Voltaire.


A

insi donc, une enquête confiée à la Sous-Direction de la Lutte antiterroriste de la Police Judiciaire, ouverte sur la base d'indications fournies par la Direction Centrale du Renseignement Intérieur, « ces gens-là » se révélaient être un groupe suffisamment « potentiellement » dangereux pour, au matin du 11 novembre 2008, se voir abordé par l'autorité policière de la même manière que s'ils avaient l'habitude de prendre le thé dans les douces demeures afghanes d'Oussama Ben Laden.

À Tarnac ma chère ! L'eussiez-vous cru ?

De fait, nous n'eussions jamais imaginé ce qui s'avère, aujourd'hui, une véritable imposture d'État, non seulement une atteinte très grave à des personnes, mais aussi à la tranquillité d'un village qui n'a jamais aspiré qu'à vivre en paix, même s'il peut lui être donné, comme à d'autres, d'héberger « potentiellement » des gens dont les pratiques puissent être considérées à la limite de la légalité.

Comment peut-on accepter le traumatisme d'un village entier après avoir vu des encagoulés pointer leurs armes à feu sur des personnes en présence d'enfants ? Sait-on, aux ministères, que l'on n'investit pas un village de trois cents habitants par cent cinquante policiers de manière anodine sans prendre le risque de faire quelques menus dégâts collatéraux ? Faudra-t-il que je témoigne, moi qui n'ai pas vécu l'évènement en direct, de ces larmes et de ces débordements d'émotions, trois jours plus tard et sur un nombre conséquent d'individus, que n'importe quel psychologue aurait jugé relevant du syndrome de stress post-traumatique ? Quelle est cette dérive sémantique qui, dans un esprit tout vichyste propre à ces temps qui bégaient, permet de faire passer de potentiels saboteurs pour de véritables terroristes ? Car il faudra préciser, répéter, rabâcher à quel point il n'est pas ici question de guerre des armes, mais bien de celle des mots et des images, donc des idées. Car il faudra pointer ici et rappeler encore les mots d'une ministre de l'intérieur qui condamne avant tout jugement, faisant fi de la présomption d'innocence comme c'est aujourd'hui coutume dans une presse aux ordres. Car il a fallut une semaine complète pour attendre quelques critiques objectives des faits, sans doute parce que la presse fut surprise de voir se constituer un Comité de soutien des inculpés de Tarnac1, répondant à l'insulte de ceux qui avaient osé écrire que les gens de la communauté du Goutailloux puissent manquer de sociabilité. Car il faudra sans doute enfin se poser la question de cette si grande diligence qui permettait à l'AFP de faire tomber sa première dépêche dès 8 heures 30, sans qu'aucun élu ne soit au courant de l'envahissement journalistique qui allait suivre, mais permettant aux policiers de pouvoir faire les unes des télévisions, comme s'il était normal, en un lieu aussi reculé que celui de Tarnac, de voir si prêtes à l'heure autant de caméras.

Quelques chiffres et constats pour alimenter l'objection ne sont pourtant pas difficiles à trouver : la totalité du coût des 27 000 actes de malveillance et dégradations diverses commises en 2007 contre l'infrastructure ferroviaire est estimée à 15 millions d'euros2. Jérôme Kerviel est accusé (avec preuves) d'avoir fait perdre à la Société Générale 4,9 milliards d'euros dont on sait bien qu'une partie sera épongée par le contribuable français ; il risque jusqu'à cinq ans de prison. Les déjà oubliés du Goutailloux risquent vingt ans de réclusion et l'on sait aussi que leur rétention préventive sera très longue, basée sur un faisceau de présomptions, sans flagrant délit, sans aveux, sans trace ADN ou preuve de toute sorte. Il y a, dans cet exposé des faits, un goût amer d'injustice ; il appartient donc en conséquence à chacun, de prendre ses responsabilités, particulièrement celle de se poser la question s'il n'était pas plus simple, pour la SNCF, de fabriquer des boucs émissaires pour couvrir son incurie en accroissant ici comme ailleurs ses bénéfices, abandonnés sur l'entretien.

Quelques jours après l'arrestation des Goutailloux, sans doute pour paraître informé, Le Figaro publia sur son site web, en gros plan et en exclusivité, les photographies des fameux crochets en fer à béton. À aucun moment on ne s'est demandé que cela puisse donner des idées à d'autres ; pour cela, l'État n'est pas regardant ; venant du Figaro, seule la totalité des commentateurs de l'article web en question fit mine de s'inquiéter. On notera encore que cette exclusivité-là émeut jusqu'à l'envi l'artisan que je suis puisque les détails sont suffisants pour y noter une conception de très (très...) grande qualité. J'aurai à juger de la perfection des soudures, je les qualifierais d'industrielles ; mais évidemment, les miennes sont si mauvaises que je ne puis, en l'occurrence, me revendiquer spécialiste... De là à soupçonner que tout cela puisse relever d'un faisceau de présomptions qui ne soit pas exactement porté dans la direction de l'actuel, il est un pas que je ne saurais franchir sans semer le doute sur la justice de mon pays à laquelle je me dois d'adhérer. Mais tout de même : que de questions !

De Libération au Figaro en passant par Le Monde ou Marianne, toute la presse française mais aussi mondiale a noté, non sans ce dégoût propre au fats, à quel point il était condamnable de posséder chez soi un ouvrage aussi peu recommandable que ce manuel d'anarchie trouvé au Goutailloux. Si certains médias ont révélé la possibilité que Julien puisse en être l'auteur, pas un seul n'avance un début de preuve pour étayer ce propos. De même, pas une de mes lectures, pourtant nombreuses, n'aura relevé qu'il puisse en être de cette possession autrement qu'une preuve à charge, étayant sans plus attendre l'idée que l'on pouvait se faire des ci-devant déjà condamnés.

Cette débauche de non-information aura eu sur moi un effet très positif : celui de me mettre gaiement en chasse pour lire un ouvrage sur lequel je ne me serais sans doute jamais penché. En même temps, je me disais que si cet écrit était si dangereux, il conviendrait alors que la société civile en minimise l'accès. Or, manque de bol, il est non seulement tout à fait disponible sur le site web de son éditeur3, téléchargeable dans sa totalité pour pouvoir être lu sur écran, voire imprimé chez soi, mais aussi disponible par le truchement du plus grand distributeur de livres sur internet. Quelle franche rigolade de voir ce dernier endroit du libéralisme bon teint très commercialement proposer des ouvrages aux titres aussi évocateurs que « Maintenant, il faut des armes », « La désobéissance civile », « Petit cours d'autodéfense intellectuelle » ou « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » une fois lui avoir demandé s'il pouvait nous fournir « L'insurrection qui vient »4 ! Mais que fait donc la police en ce lieu ? A-t-elle envahi les locaux des serveurs d'Amazon, interdit l'accès au site web de La Fabrique, bloqué au plus vite les téléchargements qu'elle aura forcément, en toute hâte, jugé illégaux ?

On objectera sans doute que taper « Mein Kampf » sur le premier moteur de recherche venu permet, dès la première page, d'accéder à l'ouvrage. Mais pour la presse, suis-je moi-même à considérer comme un apologue de l'idéologie National-Socialiste pour en posséder une copie sur mon disque dur depuis plus de dix ans ? Les manuels décrivant la position à tenir en garde à vue listent et référencent les droits et la loi ; doit-on tout mettre en place pour faire en sorte de cacher ce que nul n'est sensé ignorer ? Faut-il venir ici inventorier les acides, les barres de fer, les pinces, les couteaux, qui ornent les étagères de mon atelier ? Dois-je justifier ma possession de matériel d'escalade ou de talkies-walkies par l'utilité que peut en imposer mon métier ? Me faudra-t-il prévenir les autorités si, d'aventure, il m'est donné d'en proposer le prêt ? Faut-il encore me précipiter sur mon téléphone et appeler dès maintenant la gendarmerie la plus proche puisqu'aussi bien j'ai souvenance qu'un ami très cher possède chez lui une fusée d'artifice utilisée à la SNCF ? Est-ce parce que la presse relève avec effroi que le leader prétendument présumé du groupe est décrit par l'autorité comme « très intelligent » qu'il soit nécessaire de s'inquiéter à proportion ? Est-ce condamnable aujourd'hui de savoir penser ? Suis-je présumé coupable avant d'être envisagé responsable ?

Ici comme bien entendu ailleurs, nous sommes dans l'excès et ce n'est pas, je crois, les habitants de Tarnac qui me démentiront, eux qui auront encore à vivre longtemps ce souvenir du 11 novembre 2008 où ils furent envahis d'encagoulés, eux qui ont été stigmatisés par une presse servile et avilie, un gouvernement qui juge avant de savoir en se servant d'un fait pour cacher son incompétence, un peuple qui se tait, terrorisé qu'il est par la peur de l'Autre, comme en des temps que l'on voudrait oubliés. Mais tout de même, toute la presse qui parlait de ce manuel anarchiste devait forcément l'avoir lu, non ? Puisque l'ouvrage proscrit au ban de l'anathème était quand même à la portée de ma main, puisqu'il était possible d'en rapatrier les idées d'un simple clic de souris avec la conviction sincère de rester dans la légalité et le droit, je ne me suis bien entendu pas privé.

Très tard dans la nuit donc, je me suis attaché à sa lecture. Et ce fut passionnant.

Rarement j'ai vu ciselé de manière aussi crue l'état de cette société qu'est la nôtre. Je regrette de ne pouvoir connaître des auteurs qui ont tant d'acuité de regard, tant de précision dans le verbe, tant d'aisance dans l'analyse. Seul l'espoir de pouvoir un jour ferrailler avec leur admirateurs, par exemple dans un café de Tarnac dont je n'ai jamais autant souhaité la conservation de l'ouverture, me laisse espérer des soirées pleines de vie, d'autres que moi, de joies, de disputatio médiévales et de partages amicaux.

C'est un constat terrible, amer, cruel, manquant sans doute de répit, mais si intelligent que je suis bien en peine de pouvoir le contrer. C'est un constat qui nous met en garde de ne pas tomber dans le panneau de toutes choses préformatées, de toutes fausses écologies, de toutes aliénations et autres soumissions inconscientes. C'est un constat si ouvragé qu'il attire forcément l'attention des gouvernements, surtout s'ils sont en passe, par leur in-signifiance, de n'avoir rien d'autre à se mettre sous la dent. C'est un constat qui, au regard de la crise économique mondiale actuelle a ceci d'insupportable pour la classe dominante qu'il accuse par la démonstration de sa raison, remettant en question jusqu'aux fondements mêmes d'une société et d'une civilisation qui n'en finit jamais de courir à sa perte.

L'ouvrage se compose principalement de deux parties dont la première se divise en sept courts chapitres. Parce qu'il est émaillé de sentences parfois très courtes, souvent fulgurantes, j'aurai du mal à en parler objectivement tant mon approbation de leur exposition manque de recul par la fascination que j'en ai. Je choisi donc d'en donner ici florilège, préférant ne pas travestir ces lignes mais au contraire inciter chacun à s'y référer.

Premier cercle « I AM WHAT I AM »

« La liberté n'est pas le geste de se défaire de nos attachements, mais la capacité pratique à opérer sur eux, à s'y mouvoir, à les établir ou à les trancher. La famille n'existe comme famille, c'est-à-dire comme enfer, que pour celui qui a renoncé à en altérer les mécanismes débilitants, ou ne sait comment faire. La liberté de s'arracher a toujours été le fantôme de la liberté. On ne se débarrasse pas de ce qui nous entrave sans perdre dans le même temps ce sur quoi nos forces pourraient s'exercer. »

« La France n'est pas la patrie des anxiolytiques, le paradis des antidépresseurs, la Mecque de la névrose sans être simultanément le champion européen de la productivité horaire. »

Deuxième cercle : « Le divertissement est un besoin vital »

« Nous avons été expropriés de notre langue par l'enseignement, de nos chansons par la variété, de nos chairs par la pornographie de masse, de notre ville par la police, de nos amis par le salariat. À cela s'ajoute, en France, le travail féroce et séculaire d'individualisation par un pouvoir d'État qui note, compare, discipline et sépare ses sujets dès le plus jeune âge, qui broie par instinct les solidarités qui lui échappent afin que ne reste que la citoyenneté, la pure appartenance, fantasmatique, à la République. »

« La France est un produit de son école, et non l'inverse. Nous vivons dans un pays excessivement scolaire, où l'on se souvient du passage du bac comme d'un moment marquant de la vie. »

« Il y a de l'impertinence à exister dans un pays où un enfant que l'on prend à chanter à son gré se fait inévitablement rabrouer d'un « arrête, tu vas faire pleuvoir ! », où la castration scolaire débite à flux tendu des générations d'employés policés. »

Troisième cercle : « La vie, la santé, l'amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? »

« On dit que nous sommes déçus de l'entreprise, que celle-ci n'a pas honoré la loyauté de nos parents, les a licenciés trop lestement. On ment. Pour être déçu, il faut avoir espéré un jour. Et nous n'avons jamais rien espéré d'elle : nous la voyons pour ce qu'elle est et n'a jamais cessé d'être, un jeu de dupes à confort variable. Nous regrettons seulement pour nos parents qu'ils soient tombés dans le panneau, deux du moins qui y ont cru. »

« [...] le travail a triomphé sans reste de toutes les autres façons d'exister, dans le temps même où les travailleurs sont devenus superflus. Les gains de productivité, la délocalisation, la mécanisation, l'automatisation et la numérisation de la production ont tellement progressé qu'elles ont réduit à presque rien la quantité de travail vivant nécessaire à la confection de chaque marchandise. Nous vivons le paradoxe d'une société de travailleurs sans travail, où la distraction, la consommation, les loisirs ne font qu'accuser encore le manque de ce dont ils devraient nous distraire. »

« L'ordre du travail fut l'ordre d'un monde. L'évidence de sa ruine frappe de tétanie à la seule idée de tout ce qui s'ensuit. Travailler, aujourd'hui, se rattache moins à la nécessité économique de produire des marchandises qu'à la nécessité politique de produire des producteurs et des consommateurs, de sauver par tous les moyens l'ordre du travail. Se produire soi-même est en passe de devenir l'occupation dominante d'une société où la production est devenue sans objet : comme un menuisier que l'on aurait dépossédé de son atelier et qui se mettrait, en désespoir de cause, à se raboter lui-même. »

« S'organiser par-delà et contre le travail, déserter collectivement le régime de la mobilisation, manifester l'existence d'une vitalité et d'une discipline dans la démobilisation même est un crime qu'une civilisation aux abois n'est pas près de nous pardonner ; c'est en effet la seule façon de lui survivre. »

Quatrième cercle : « Plus simple, plus fun, plus mobile, plus sûr ! »

« Une vieille baraque squattée aura toujours l'air plus peuplée que ces appartements de standing où l'on ne peut que poser ses meubles et perfectionner la déco en attendant le prochain déménagement. Les bidonvilles sont dans bien des mégapoles les derniers lieux vivants, vivables, et sans surprise, aussi, les lieux les plus mortels. Ils sont l'envers du décor électronique de la métropole mondiale. »

« La multiplication des moyens de déplacement et de communication nous arrache sans discontinuer à l'ici et au maintenant, par la tentation de toujours être ailleurs. Prendre un TGV, un RER, un téléphone, pour être déjà là-bas. Cette mobilité n'implique qu'arrachement, isolement, exil. Elle serait pour quiconque insupportable si elle n'était pas toujours mobilité de l'espace privé, de l'intérieur portatif. La bulle privée n'éclate pas, elle se met à flotter. Ce n'est pas la fin du cocooning, juste sa mise en mouvement. »

« Ce monde n'irait pas si vite s'il n'était pas constamment poursuivi par la proximité de son effondrement. »

Cinquième cercle : « Moins de biens, plus de liens ! »

« Trente ans de chômage de masse, de « crise », de croissance en berne, et l'on voudrait encore nous faire croire en l'économie. »

« Nous nous y étions bien faits, pourtant, à l'économie. Depuis des générations que l'on nous disciplinait, que l'on nous pacifiait, que l'on avait fait de nous des sujets, naturellement productifs, contents de consommer. Et voilà que se révèle tout ce que nous nous étions efforcés d'oublier : que l'économie est une politique. Et que cette politique, aujourd'hui, est une politique de sélection au sein d'une humanité devenue, dans sa masse, superflue. »

Sixième cercle : « L'environnement est un défi industriel »

« Aucun milieu matériel n'a jamais mérité le nom d'« environnement », à part peut-être maintenant la métropole. Voix numérisée des annonces vocales, tramway au sifflement si xxie siècle,lumière bleutée de réverbère en forme d'allumette géante, piétons grimés en mannequins ratés, rotation silencieuse d'une caméra de vidéo-surveillance, tintement lucide des bornes du métro, des caisses du supermarché, des badgeuses du bureau, ambiance électronique de cybercafé, débauche d'écrans plasma, de voies rapides et de latex. Jamais décor ne se passa si bien des âmes qui le traversent. Jamais milieu ne fut plus automatique. Jamais contexte ne fut plus indifférent et n'exigea en retour, pour y survivre, une si égale indifférence. L'environnement, ce n'est finalement que cela : le rapport au monde propre à la métropole qui se projette sur tout ce qui lui échappe. »

« C'est que l'environnement a ce mérite incomparable d'être, nous dit-on, le premier problème global qui se pose à l'humanité. Un problème global, c'est-à-dire un problème dont seuls ceux qui sont organisés globalement peuvent détenir la solution. Et ceux-là, on les connaît. Ce sont les groupes qui depuis près d'un siècle sont à l'avant-garde du désastre et comptent bien le rester, au prix minime d'un changement de logo. Qu'EDF ait l'impudence de nous resservir son programme nucléaire comme nouvelle solution à la crise énergétique mondiale dit assez combien les nouvelles solutions ressemblent aux anciens problèmes. »

« L'idée de vertu n'a jamais été, d'époque en époque, qu'une invention du vice. »

Septième cercle : « Ici on construit un espace civilisé »

« [...] la démocratie est de notoriété générale soluble dans les plus pures législations d'exception – par exemple, dans le rétablissement officiel de la torture aux États-Unis ou la loi Perben II en France. »

***

Au regard de ce jour où sont embastillés cinq personnes au seuls motifs de faisceaux de présomptions, couverts par ces lois iniques contre lesquelles trop peu se sont battus et qui permettent sans fin l'extension de la juridiction d'exception, on lit évidemment cette dernière phrase comme bien prémonitoire. Il n'est pas ici le lieu de juger l'état dans lequel se trouvent aujourd'hui les mis en examens puisque cela pourrait gêner l'instruction ; prenons donc simplement acte de la clairvoyance des auteurs de ce texte, accompagné d'une pensée à l'égard de ceux qui nous manquent sur la place de Tarnac.

Sans doute est-ce à partir du chapitre « En route » que le chemin de mon appréciation personnelle de l'ouvrage commence à différer ; et cette divergence se trouve être ascendante et aller crescendo jusqu'à se positionner à l'exact opposé de ce à quoi il m'avait donné l'impression d'aspirer. Vient ensuite le chapitre « Se trouver » qui amène quelques interrogations : « Bien plus redoutables sont les milieux, avec leur texture souple, leurs ragots et leurs hiérarchies informelles. Tous les milieux sont à fuir. ». D'où l'on souhaite aux auteurs de ne pas s'être pris les pieds dans le tapis en créant à leur insu leur propre milieu puisqu'il semble entendu qu'« On y parle bien trop, au reste, afin de meubler une passivité malheureuse ; et cela les rend peu sûrs policièrement. ». D'où l'on souhaite encore à la communauté du Goutailloux, si elle a d'abord été une commune au sens où l'entend primitivement (et positivement) ce texte auquel ces membres ont pu se référer, de n'avoir pas dégénéré en milieu, perdant « le contact avec les vérités qui la fondent ».

Le chapitre « S'organiser » est plus réjouissant et permet de respirer un peu même si le cœur commence à ne plus y être. Des vérités y sont lâchées mais c'est pour être remplacées par les mêmes erreurs que celles critiquées : « Un monde qui se proclame si ouvertement cynique ne pouvait s'attendre de la part des prolétaires à beaucoup de loyauté ». Là où l'on voudrait voir imaginée l'émergence d'un monde parallèle, par exemple dans la théorisation des communes, on constate surtout la destruction pure et simple de l'actuel, comme un enfant trop gâté cassant son jouet qu'il n'a jamais désiré. Jamais il n'est posé la question du désir de l'Autre qui ne soit pas le sien ; on revient encore et toujours à sont petit quant-à-soi. Et c'est très ennuyeux.

Même si l'on peut encore passer sur certains dérapages déjà notés ici et là, l'apogée de mon désaccord se trouve bien entendu dans le chapitre « Insurrection » puisque l'on peut y relever : « Dans la distance qui nous sépare [du pouvoir], les armes ont acquis ce double caractère de fascination et de dégoût, que seul leur maniement permet de surmonter. Un authentique pacifisme ne peut pas être refus des armes, seulement de leur usage. Être pacifiste sans pouvoir faire feu n'est que la théorisation d'une impuissance. Ce pacifisme a priori correspond à une sorte de désarmement préventif, c'est une pure opération policière. En vérité, la question pacifiste ne se pose sérieusement que pour qui a le pouvoir de faire feu. Et dans ce cas, le pacifisme sera au contraire un signe de puissance, car c'est seulement depuis une extrême position de force que l'on est délivré de la nécessité de faire feu. »

Nous avions déjà subi la pression des Églises de toutes sortes qui, prônant le « tu ne tueras point » du Décalogue biblique nous entraînaient depuis des siècles sur les routes des croisades ; nous avions les États qui, eux non plus, ne manquaient pas de nous envoyer la fleur au fusil nous battre pour la paix sur le Chemin des Dames. Las, revoici poindre un jésuitisme d'une rare banalité et il n'est pas que de lire la suite ou ce qui précède crescendo pour s'arracher les cheveux à l'avenant de tant de casuistiques, elles-même échevelées. Quelle déception après tant d'espoir ! Faudra-t-il donc envisager, possédant des armes, les mettre dans la vitrine du salon ? De qui se moque-t-on ? C'était seulement cela l'Insurrection ? Le même appel au bain de sang de la Terreur post-révolutionnaire ? Tant d'audace et de brillance intellectuelle pour l'entrevue d'un résultat si galvaudé, si petitement situé dans la toute-puissance, si peu conscient de la couche de cerveau reptilien dont il est issu, prenant le dessus d'un cortex néo-frontal aussi trivialement châtié ? Qu'il est difficile de constater dans les solutions de l'ouvrage la même volonté de pouvoir sur autrui que celle critiquée puisque c'est évidemment là, et comme toujours, que le bât blesse : il ne s'agit plus du vivre ensemble, mais bien de la mise en pratique du très banal syndrome de dominance.

Parmi les commentaires écrits sur le Web, j'ai relevé celui-ci : « Le monde étant définitivement complexissime, prendre acte qu'il n'est point de solution miracle qui puisse être imposée par des groupuscules est sans doute l'intuition la plus couillue que puisse avoir l'anarchiste du xxie siècle ! ». Je ne cache à personne à quel point il m'a égotiquement plu de constater ma propre théorisation d'impuissance au titre d'une intuition jugée des plus couillues...

La mise en italique des deux dernières pages pourrait laisser croire à une science-fiction au mieux de mauvais goût, au pire délirante. Et c'est évidemment la seconde option que l'on retient puisque ceux qui, quatre pages plus tôt, théorisaient sur la possession d'armes dont la force relevait de savoir ne pas s'en servir, se plaisent à peindre comme un « accès de lucidité » la liquidation pure et simple de qui n'est pas en accord avec l'Autre. On pourra objecter une lecture à degrés que ma propre conscience n'aurait pas su atteindre puisqu'on a qualifié, ici et là, ces lignes de visions poétiques mêlées d'influences diverses. Par exemple, sans doute pour se justifier d'articles peu reluisants parus au lendemain du 11 novembre, Libération, sous la plume d'Édouard Launet, qualifiait gentiment d'amphigourique tout ce méli-mélo. Il est pour moi assez vain d'essayer de justifier cette deuxième partie puisqu'il est des degrés avec lesquels il est impossible de jouer sans en fournir explicitement la clé, surtout après une première moitié d'ouvrage empreinte de tant d'absence de détours et de limpidité.

Déjà dès la revue Tiqqun, dont Julien a fait partie du comité de rédaction, on pouvait lire des phrases comme « La liberté ne s'accommode pas de la patience. », « Les alternatives et les litiges anciens sont exsangues. Nous en imposons de nouveaux. » ou bien encore « L'impuissance n'a pas d'excuse. ». Il y a pour moi de l'adolescence (et donc de la fraîcheur dont on peut aussi se nourrir) dans ce genre de propos, parce qu'il s'essaient tant bien que fort mal à condenser l'infiniment complexe pour le mieux posséder sur-le-champ. Ici comme ailleurs, on butte sur une charge beaucoup trop forte d'impatience qui, après avoir lu « L'insurection qui vient », empêche de ne pas se demander qu'elle puisse être aussi d'essence totalitaire, si propre à celle contre laquelle elle est sensée lutter. En cela, et reprenant Thierry intervenu dans la réunion à huis clos de jeudi dernier, on a envie d'ouvrir une porte, autant à Julien qu'à tout ceux du Goutailloux pour, justement, ne pas laisser clos un dialogue qui, tant avec les journalistes qui ont envahi Tarnac (et qui se satisfont si bien de ce genre de raccourcis infantiles), qu'avec la population elle-même, abasourdie de tant d'émotion, semble pour le moment être resté assez formel.

Ainsi, si nous sommes plusieurs dans mon entourage à être terriblement déçus par ce texte, il faudra aux gens du Goutailloux s'expliquer et se positionner très clairement sur les idées qui y sont développées puisqu'aussi bien l'État leur fait reproche de s'y référer. Mais, à l'instar de la possession de n'importe quel ouvrage, je renvoie à la nécessité absolue de l'avoir lu parce que c'est en connaissance de cause que l'on peut envisager discourir sur une assise valable. Plus que tout encore, j'exhorte les gens de Tarnac, ceux du plateaux ou les journalistes à cesser tout amalgame avant de prétendre juger, comme cela n'a évidemment pas manqué d'être déjà le cas.

Il faut donc encore ouvrir, parler, aller plus loin, s'affronter si nécessaire, refuser haut et fort ce « présent sans issue » de la première phrase de l'ouvrage au profit de l'assèchement des larmes de cette élue, criant en réunion son désir si touchant du « vivre ensemble ». Les policiers du 11 novembre étaient encagoulés ; le texte dont se réclament peut-être certains du Goutailloux est fardé de la marque d'un pseudo « Comité invisible ». Qui sont ceux-là qui, d'un côté comme de l'autre, donnent à voir une si criante absence d'humanité nominale à l'endroit d'une hypothétique société en devenir, de celle dont je puisse, en tant qu'individu, percevoir dans le regard, la faiblesse et la force qui ne manqueront pas de me nourrir dans l'échange ? Je crois pour ma part, sans doute par mon intime conviction de ma foi en l'humain, à cette nécessité de faire tomber les masques, aussi parce que mon expérience de la vie, évidemment reconnue personnelle, ne me fait pas témoigner qu'il aient jamais apporté grand chose aux individus et à la Paix. S'il est pour moi acquis, dans la dernière partie de l'ouvrage, qu'en aucun cas celle-ci puisse être considérée comme une finalité, trop de choses sont ici exposées avec clarté et précision pour que l'on se refuse ou s'économise le débat.

Pour revenir à Tarnac, et si pose effective il y a de fers à béton, il faut donc moins regretter le désordre public induit (puisqu'il sera évidemment vite rétabli par l'épouvantable machine sociétale actuelle), que l'ébranlement d'une communauté de quelques individus qui me semble encore avoir tant à apporter à l'À-venir d'un lieu et des personnes qui le peuplent. En cela, Tarnac s'honorera de protéger et de soutenir ceux qui ont racheté et font vivre son épicerie, son café et son poste à essence. En cela, ce village de Haute-Corrèze qui n'a pas manqué, par le passé, de s'illustrer à recevoir de grands résistants, saura faire fi des simplifications et des amalgames qui arrangent tant nos contradicteurs communs.

En fin de réunion de jeudi dernier et avant de quitter la salle, Aude à demandé à Jackie son numéro de téléphone parce qu'on lui a retiré tout carnet d'adresses, toute référence aux personnes, à son domaine privé. Aude, comme tous ses amis du Goutailloux, va devoir reconstituer beaucoup plus qu'un simple carnet, témoignage de son attachement à l'Autre, puisque c'est sa vie même qui vient d'être ébranlée. Il faut aider Aude et les siens à relever la tête puisque l'État, dans toute son horreur, lui a porté atteinte. C'est à nous tous qui vivons sur le Plateau de dire non à cela parce que si l'Histoire nous a appris qu'elle ne se répète jamais, nous sommes aussi instruits du fait qu'il lui arrive trop souvent de bégayer. C'est à nous tous qui sommes leur proches, de cœur ou de voisinage, de leur rendre cet éloge du « vivre ensemble », qu'il ont si bien su démontrer à notre endroit, par leur action d'intégration effective dans la vie de Tarnac mais aussi dans celle, plus générale, vécue sur le Plateau.

Parce que je continue de croire que nous ne sommes pas en guerre, parce que le monde est aujourd'hui reconnu beaucoup trop complexe pour être cerné d'une phrase, d'un livre ou d'un acte, furent-ils, sous bien des aspects, brillants, il n'est pas de choix simpliste à faire, prêchant du côté de Munich ou de celui de Londres en jugeant qui va , sans qu'on puisse s'accorder le moindre droit mutuel à l'erreur. Mais il est aussi évident que la question du dire ou de la protestation se pose aujourd'hui plus qu'hier pour ne pas avoir à se retrouver dans la situation d'avant-hier. Puissent ceux du Goutailloux comprendre ce mien désir d'un dialogue écrit et public, seul apte à éviter les raccourcis, les imprécisions, les coups de gueule inutiles qui, toujours, passent à côté de la réflexion et de ce que je continue de nommer respect. Je sais qu'ils n'y manqueront pas, répondant à ces lignes qui sont aussi appel.




« Quand ils sont venus chercher les communistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas communiste.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus chercher les juifs, je n'ai pas protesté, je n'étais pas juif.
Quand ils sont venus chercher les sociaux-démocrates, je n'ai pas protesté, je n'étais pas social-démocrate.
Puis ils sont venus me chercher, et il ne restait
personne pour protester. »

Martin Niemöller, Dachau, vers 1944.




Celle, en ces premiers jours de l'hiver 2008.






Notes

(1) Site web : http://www.soutien11novembre.org/ Courriel : 11novembre-soutien@gmx.fr — Téléphone : [+33] (0) 678.701.552.

(2) Source : http://www.lefigaro.fr.

(3) http://www.lafabrique.fr/article_livres.php3?id_article=215.

(4) La fabrique éditions, 128 pages, 7 euros, ISBN : 2-913372-62-7.