Source : |
Chronique
Fictions du terrorisme, par Christian Salmon
Article paru dans l'édition du journal Le Monde, le 6 décembre 2008
« Vous habitez Saint-Denis, donc vous êtes anarchiste, affirmait Rochefort dans L'Intransigeant du 16 mars 1892. Si vous n'étiez pas anarchiste, vous n'habiteriez pas Saint-Denis. Or, une bombe a fait explosion à la porte de l'hôtel de Sagan ; et comme les bombes ne peuvent être lancées que par des anarchistes... Je vous envoie au dépôt parce que vous êtes certainement anarchiste, puisque vous habitez Saint-Denis, et qu'étant anarchiste, il est évident que c'est vous qui avez lancé la bombe. »
La boutade de Rochefort pourrait s'appliquer à la construction médiatico-policière de la prétendue « cellule » terroriste basée à Tarnac, en Lozère. La prise d'assaut de ce paisible village situé sur le plateau de Millevaches par les brigades antiterroristes avec hélicoptères, troupes d'élite et caméras de France Télévisions est la plus grande opération d'intoxication de l'opinion réalisée par un gouvernement depuis plusieurs décennies. Qualifiée alternativement d'anarchistes ou d'autonomes, voire d'anarcho-autonomes, une vingtaine de jeunes gens qui avaient entrepris de redonner vie à ce petit village, ouvrant une épicerie-restaurant, une bibliothèque et un ciné-club, avec le but innocent et peut-être naïf de vivre et de penser autrement, se sont retrouvés embrigadés, profilés, enfermés dans la fiction d'une dangereuse organisation terroriste invisible qui complotait contre la sécurité de l'État. Un récit policier. A leur tête, un chef, doctrinaire et omniprésent, que son père décrit comme incapable de planter un clou sans se blesser ou de transporter une brouette sans renverser son contenu, aurait manigancé toutes sortes d'actions périlleuses contre l'État démocratique.
Ce jeune philosophe ami de Giorgio Agamben et ancien élève du sociologue Luc Boltanski, le seul avec sa compagne à être maintenu en prison depuis le 11 novembre, serait le cerveau d'une entreprise terroriste aux ramifications internationales, une construction qui nous informe davantage sur l'imaginaire policier que sur une nébuleuse terroriste qui apparaît après trois semaines d'interrogatoires et huit mois de filature de plus en plus nébuleuse et de moins en moins terroriste.
Pour Giorgio Agamben, qui partage avec les inculpés la même critique de la biométrie et qui refusa de s'y soumettre au point de renoncer à faire cours aux États-Unis, « on cherche le terrorisme et on finit par le construire, tout ça pour répandre la peur chez les jeunes gens ». L'écrivain Serge Quadruppani y voit la « farce du retour de l'épouvantail terroriste » et la « fabrication de la mouvance anarcho-autonome par la ministre de la police et par les médias qui ont relayé sa parole sans aucun recul critique... ».
La matérialité des preuves et la qualification « terroriste » des faits font l'objet de vives critiques de la part d'universitaires, de philosophes, d'écrivains et d'éditeurs. « Les habitants de Tarnac ont refusé d'acheter ces histoires », affirme Éric Hazan, l'éditeur de La Fabrique, qui a publié L'Insurrection qui vient, un livre présenté par la police comme une pièce à conviction, alors qu'il s'agit d'une critique du capitalisme cognitif comme on en trouve des dizaines sur les étals des libraires, à la suite, par exemple de La Société du spectacle, de Guy Debord, ou de L'Homme unidimensionnel, d'Herbert Marcuse : deux essais qui annonçaient effectivement, sans les fomenter pour autant, les événements de mai 1968, si c'est cela qui inquiète le ministère de l'intérieur.
Pour la première fois peut-être dans l'histoire des sociétés, tous les mécanismes de contrôle et de surveillance ne reposent plus seulement sur des données observées et recensées visant à donner la connaissance la plus complète possible des activités passées d'un individu ou d'un groupe social, mais à les profiler, les prévoir ou les inventer, comme dans le film Minority Report (2002), de Steven Spielberg, dans lequel la « brigade du précrime » est capable de prévoir, et même de voir, les images de crimes avant qu'ils ne se produisent et d'en intercepter les auteurs, ou dans celui de Paul Verhoeven, Starship Troopers (1997), où les agents du « corps psy », une Gestapo high-tech, sont capables de divination : ils lisent dans les pensées de l'adversaire et peuvent influencer les personnes sur lesquelles ils se branchent.
Cette fictionnalisation de la surveillance va bien au-delà des dangers dénoncés par Orwell dans 1984 et ouvre la voie à toutes les constructions paranoïaques de l'imaginaire médiatico-policier. C'est ce nœud entre surveillance et simulation, contrôle social et construction fictionnelle qui est sans doute le principal danger qui pèse aujourd'hui sur les démocraties.
Jeremy Bentham est sans doute le premier à avoir perçu cette dérive possible dans « les fictions politiques du parlementarisme britannique du début du XIXe siècle ». Son manuel des sophismes politiques (1824) pourrait servir de bréviaire à tous les démocrates inquiets des dérives sécuritaires et de leur banalisation médiatique. Il y diagnostiquait ce sophisme redoutable « dont le sujet est le danger sous ses diverses formes et dont l'objet est de réprimer toute discussion en déclenchant l'alarme... ».
Christian Salmon est écrivain.